LE FACTEUR DES BERGERS
Les roues de la petite voiture jaune
crissent en attaquant dangereusement les bordures des premiers lacets de la
route qui mène à Castérino. Jamais on n’a vu La Poste aussi pressée de livrer
le courrier. Le facteur qui conduit sait désormais qu’il
est devenu un fugitif. Il doit au plus vite quitter le village où il a
abandonné le petit bureau de La Poste. Pourtant il y assurait avec enthousiasme
son service depuis de nombreuses années. Même s'il constatait amèrement, depuis
quelques temps maintenant, que "ce n'était plus comme avant" : le
courrier devenait moins important, ses tournées raccourcissaient et les
horaires d'ouverture du petit bureau aussi. Au guichet, les lettres et les
cartes postales cédaient petit à petit devant les publicités et les factures.
En véritable homme de Lettres le facteur regrettait cet abandon épistolaire au
profit de la Banque Postale.
Ce matin, lorsqu'il prend son service comme tous les
matins, il commence sa journée en allumant l'ordinateur. Il consulte le
courrier électronique, qu'il déteste. Une énième note de service, déposée par
Monsieur le Receveur de la Poste, lui ordonne de réduire encore les horaires
d'ouverture du bureau. Alors il comprend que cette journée sera particulière.
Le facteur entend la petite musique qui murmure depuis quelques mois du fond de son âme, un chant de bergers, un chant traditionnel à plusieurs voix, dont il ne connait plus la signification et qui inaugure ce matin le « chant du départ ». Et puisqu’on lui demande de fermer le bureau il part en laissant tout ouvert aux quatre vents : les portes, les fenêtres mais aussi les placards et tous les tiroirs. Dans sa fuite il attrape au passage sa précieuse sacoche en cuir, chargée des derniers courriers. Il la jette sur le siège de la petite voiture jaune. Il s'accroche comme un forcené au volant. Il écrase l'accélérateur de la fourgonnette. Il fait hurler les pneus. En quittant le village, il chante à tue-tête, en reprenant les refrains avec les bergers. Son départ ne passera pas inaperçu.
Le facteur entend la petite musique qui murmure depuis quelques mois du fond de son âme, un chant de bergers, un chant traditionnel à plusieurs voix, dont il ne connait plus la signification et qui inaugure ce matin le « chant du départ ». Et puisqu’on lui demande de fermer le bureau il part en laissant tout ouvert aux quatre vents : les portes, les fenêtres mais aussi les placards et tous les tiroirs. Dans sa fuite il attrape au passage sa précieuse sacoche en cuir, chargée des derniers courriers. Il la jette sur le siège de la petite voiture jaune. Il s'accroche comme un forcené au volant. Il écrase l'accélérateur de la fourgonnette. Il fait hurler les pneus. En quittant le village, il chante à tue-tête, en reprenant les refrains avec les bergers. Son départ ne passera pas inaperçu.
Maintenant
il prend la direction de la Vallée des Merveilles, comme disent les touristes.
Lui sait qu'en réalité "il monte à l'Enfer" comme on dit au village.
On aurait cru qu'il avait le Diable aux trousses. D'ailleurs il atteint déjà le
lac des Mesces « le pluriel de la Masca, la sorcière ! » se dit-il,
en bon érudit de toponymie qu’il était devenu. Il est temps de quitter la route
bitumé pour s'engager sur la mauvaise piste qui surplombe le Pas du Diable et
entrer dans la vallée de la Vallauria.
Il conduit sans ménagement, brutalement, sans prendre garde aux larges trous et aux nombreuses pierres qui rendent la piste délicate. La petite voiture jaune de l'administration rend l'âme en atteignant l'ancien hameau de la Minière. Le carter explosé, l'huile se répand sur le sol de la piste, comme une sinistre tache de sang. Il saisit la précieuse sacoche chargée de courriers et il sort prestement de l'épave encore fumante, non sans avoir pris grand soin de laisser largement ouvert les portières, le coffre et le capot aussi. Décidément, il ne veut plus jamais rien fermer. Avec deux roues crevées la petite voiture jaune a triste mine et le facteur l'abandonne sans remords.
Il conduit sans ménagement, brutalement, sans prendre garde aux larges trous et aux nombreuses pierres qui rendent la piste délicate. La petite voiture jaune de l'administration rend l'âme en atteignant l'ancien hameau de la Minière. Le carter explosé, l'huile se répand sur le sol de la piste, comme une sinistre tache de sang. Il saisit la précieuse sacoche chargée de courriers et il sort prestement de l'épave encore fumante, non sans avoir pris grand soin de laisser largement ouvert les portières, le coffre et le capot aussi. Décidément, il ne veut plus jamais rien fermer. Avec deux roues crevées la petite voiture jaune a triste mine et le facteur l'abandonne sans remords.
L'excitation
de son départ précipité, sa fuite tumultueuse, laissent peu à peu la place à
une certaine sérénité. Il respire profondément les odeurs de la foret. Sur la
piste ombragée il avance d'un bon pas. Il trotte même, car il avait pris
l'habitude de faire sa tournée au pas de course. Et c'était fort justement que
les habitants du village avaient malicieusement surnommé ce facteur qui
distribuait le courrier au galop Chronopost !
En
dépassant la petite chapelle Sainte Barbe, il devine son clocher de pierres
grises harmonieusement caché au milieu des mélèzes vert tendre. Il entend le
ciel gronder là-haut. « Peut-être un orage pour cet après-midi…. » Il
ne le craint pas, il le souhaite même et se remémore avec émotion sa grand-mère
qui affrontait les foudres du ciel, seule, dressée sous la grêle, au milieu de
la cour de la ferme. Elle brandissait vaillamment au-dessus de sa tête deux
énormes couteaux de cuisine en récitant des prières dédiées à Sainte Barbe
justement. "Pour écarter la foudre" disait-elle. "Sainte Barbe,
protège de la mort subite, elle est la patronne de tous ceux qui jouent avec le
feu".
Le facteur sourit en
évoquant ce souvenir car il sait que là-haut, sur les grandes ciappes des
Merveilles, il retrouvera bientôt la gravure du Sorcier, un mage brandissant,
lui aussi, deux poignards au-dessus de sa tête, comme sa grand-mère déjà...il y
avait 5000 ans. Il connait par cœur ces gravures, incisées sur les roches
rouges, au pied de la montagne sacré, le Bego. La montagne qui éclaire et
attire les foudres du ciel. Des signes gravés, inscrits sur les rochers, qui ne
représentaient plus seulement des choses mais étaient déjà une forme d’écriture.
Des gravures qui racontent la mémoire de ces hommes. Le facteur est un lecteur
déchiffreur de ces messages primitifs. Mais aujourd'hui ses pas le mènent
là-haut pour une autre mission, son ultime tournée : retrouver les gravures des
bergers.
Au village, l'abandon du bureau, le vol de la voiture
et de la sacoche du courrier, la disparition du facteur, ont provoqué un
profond émoi parmi la population. Aussi un groupe d'hommes accompagné par le
garde champêtre, décident de partir à la recherche du facteur.
Le facteur aborde la rude montée par l'étroit sentier
du val d'Enfer. Pour tromper le Diable et se moquer de sa peur, il récite à
haute voix les noms des lacs et des endroits où le mènent ses pas : " lac
Fourcat, lac Mouton, lac Carbon, et plus loin le pas du Trem...au pied des
cimes du Diable !". Il a pourtant hâte de rejoindre ce lieu infernal,
qu'il redoute, là où les bergers les plus modestes menaient leur troupeau sur
de pauvres alpages. Il se souvient que les anciens du village lui ont dit
comment les noms sur la carte témoignent de ce passé douloureux et évoquent les
maladies des troupeaux : Fourcat pour la fourche qui blesse les pieds des
brebis et les fait boiter, Carbon comme la maladie du charbon qui rend le sang
noir et le Trem pour la tremblante qui décime les troupeaux.
Bientôt il longe une
tourbière mouchetée de linaigrettes blanches et ses yeux se brouillent de
larmes quand il reconnait les lieux. Sur l'alpage de l'Enfer des dizaines de
jeunes bergers cohabitaient ici durant l'été. Quand il marche sur leurs pas il
lui semble entendre leurs voix. Nombre de leurs descendants vivent encore
aujourd'hui dans les villages de la vallée et c'est leurs courriers que le
facteur vient distribuer ici, au pied de la Montagne Sacrée.
Le facteur quitte le sentier et commence alors une longue marche sur les larges ciappes colorées. Les rochers sont rouges, lissés par le temps, pétrifiés par l’érosion glaciaire, comme des vagues échouées au pied du pic des Merveilles. Il retrouve rapidement une roche gravée par Palma, un berger de la vallée. En partie couverte de lichen jaune orangé, au ras du sol un peu cachée par l’herbe, à côté d'une gravure préhistorique représentant une paire de corne. Il y a près d’un siècle, il a simplement noté d’une fine écriture maladroite, gravée avec un clou ou une pointe en fer, ces quelques mots sur la surface lisse du rocher schisteux :
Le facteur quitte le sentier et commence alors une longue marche sur les larges ciappes colorées. Les rochers sont rouges, lissés par le temps, pétrifiés par l’érosion glaciaire, comme des vagues échouées au pied du pic des Merveilles. Il retrouve rapidement une roche gravée par Palma, un berger de la vallée. En partie couverte de lichen jaune orangé, au ras du sol un peu cachée par l’herbe, à côté d'une gravure préhistorique représentant une paire de corne. Il y a près d’un siècle, il a simplement noté d’une fine écriture maladroite, gravée avec un clou ou une pointe en fer, ces quelques mots sur la surface lisse du rocher schisteux :
Aout 7
1925
je
soussigné
palma
giacomo
est passé ici
avec
252 brebis
8 chèvres
|
"Un
jeune berger qui travaillait pour plusieurs patrons" pense le facteur.
Après avoir lu le texte à voix haute, le facteur fouille dans la sacoche et en
extirpe respectueusement une enveloppe, un peu froissée, qui est adressée à
"Monsieur Palma François, chemin Stourze à Tende". Il la dépose
délicatement sur le rocher gravé et poursuit sa tournée. Plus loin une autre gravure
témoigne du danger qu'il y a, les jours d'orage, à traverser ces grandes
ciappes plates exposées à la foudre.
Elle traduit le sentiment de crainte ressenti par ces jeunes bergers et qu'il partage
aujourd’hui, lui aussi :
Les ciappes des Merveilles dangereuses pour y faire paitre les brebis
l'année mil huit cent quatre vingt un
|
La gravure
est non signée cette fois. Pas de courrier donc pour l'auteur de cette gravure
anonyme...Pourtant le facteur serre avec précaution la sacoche qui contient les
précieuses lettres adressées aux Alberto, Alberti, Lanteri,Operto, Sassi,
Arnolfo, Boin, Cavallo, Giordanengo, Guido, Marro, Palma, Risso, Giraudo,
Serratore et Toesca…à toutes les familles de Tende et de La Brigue dont un aïeul
était berger ici. Aujourd'hui le facteur vient distribuer ces courriers, aux
bergers disparus, dans une ultime tournée. Toute la journée il arpentera les
rochers, face au Bego entre le pic des Merveilles et l'Arpette. Sur chaque
pierre gravée il laissera un courrier. Dans chaque abri sous roche où les
bergers dormaient à même le sol, sur une litière d'herbe, enroulés dans leur
grande cape de feutre, sous chaque rocher où ils s’abritaient, il déposera les
précieuses enveloppes.
Un
hommage qu'il souhaite leur rendre et qui fait écho à cette nouvelle gravure
qu'il retrouve au fond d'un petit vallon abrité du vent. Simple, évidente,
juste quelques mots gravés sur une pierre, pour exister.
Tant qu’il existe
il y
aura le nom de BOIN
Maurice
Baptiste 1922
|
Pour dire
qu’il était ici sur ce rocher, à l’Enfer, ce jour-là.
Le vingt cinq aout 1878
LanteriFrançois
dit Motto
a fait cette
écriture
en mémoire du 1er jour |
« Et celle-ci
encore » se dit-il, sur laquelle il dépose une grande enveloppe adressé à
Alberto. Pour que longtemps, les randonneurs dans ces lieux se souviennent.
Alberto Jacques dit Morte Pistola jour du 9 aout, je déclare sur cette
pierre cette écriture en mémoire afin que ceux qui par habitude passeront
dans ce lieu Lisent
|
Un peu plus
haut, sur une roche qui surplombe un étroit passage, il reconnait encore le nom
de Sassi, un voisin du village. Il décrit sa vie rude de jeune conscrit et
grave sur la pierre sa détermination.
Sassi Blaise berger de Tende, fils d'Augustin et d'Operto Anne Marie né
le 24 juin 1865, j'ai écrit ceci le 15 juillet, j'ai tiré le numéro 21 le 8
juin 1885 j'ai été classé en troisième catégorie le 12 aout de la même année,
je me suis par la suite déjà payé un an de prison pour rebellions contre les
carabiniers pourtant je garde courage et bonne volonté
|
"Pauvre
Sassi, s'il savait qu'aujourd'hui son arrière-petit-fils était devenu gendarme
!" sourit le facteur en déposant une autre enveloppe sur le rocher.
Plus bas dans la vallée, la petite troupe, partie à la
recherche du facteur envolé, presse le pas à la montée, après avoir découvert
la voiture jaune abandonnée dans le hameau de la Minière. Ils sont inquiets et
pas très rassurés quand ils comprennent que la piste de leur ami, qu'ils suivent
depuis le matin, les mènera tout droit vers la vallée des Merveilles. Eux aussi
savent les sortilèges de cet endroit redouté : les Elfes
qui entrainent les hommes dans une ronde de vent infernale, les Géants qui
précipitent des rochers sur les pèlerins, les fantômes des bergers qui
surgissent des lacs, ou encore le Fougre l'énorme Taureau qui emporte les
hommes au galop dans une chute mortelle. D'ailleurs une étrange lueur s'élève
devant eux, éclairant la piste bordée de mélèzes "Sans doute le Feu Follet..."
prévient le garde champêtre. Et la petite troupe de redoubler d'allure en
rentrant la tête dans les épaules.
Plus haut, là où le ciel rejoint les
montagnes, le facteur continue fébrilement la distribution du courrier. Le soir venu la lecture d'une autre
gravure lui fera lever les yeux vers le ciel qui s'assombrit de lourds nuages
gris. Chargés d’eau et balayés par les vents qui les déchirent. Il est obligé
de mettre une lourde pierre sur l'enveloppe déposée, pour éviter que le vent,
qui se lève, n’emporte le courrier de Luca.
Tende le 7 aout 1897 journée de bourrasque tonnerre et éclairs Luca Luca
|
Bientôt
l'orage éclate. Un nuage de grêle enveloppe les rochers et le facteur est
emporté dans un tourbillon glacé. Désorienté, perdu dans le vent de la
tourmente, c'est par hasard qu'il retrouve une dernière gravure. En cherchant
un refuge à l'abri d'une roche renversée sous laquelle il se couche, au bas de
l'Arpette, un berger semblait partager sa solitude.
Oh comme il est douloureux de devoir rester au milieu de ces rochers
esseulé comme les chamois, Arnolfo François gardien de l'Arpette et de
l'Enfer, la nuit est longue, qui aurait cru que je doive rester toujours ici
Qui sait quand viendra le jour béni où je partirai? Maintenant cela fait 30
jours que je suis ici et j'ai déjà la barbe longue comme un bouquetin, ce qui
ferait peur meme au diable l'Arpette
le 01 aout 1929
|
Dans l'ombre
de la nuit le facteur s'endormira près de cette roche gravée après avoir
délivré son dernier courrier à Arnolfo, dans le ghias du berger " gardien
de l'Arpette et de l'Enfer".
Le garde champêtre et les hommes de bonne volonté qui
l'accompagnent, ont eux aussi cherché un abri dans la forêt pour cette nuit.
Dès l'aube ils se remettent en route sous un ciel lourdement chargé. La pluie
et les bourrasques de vent rendent leur marche pénible. Ils avancent la tête
basse comme écrasés par les nuages noirs qui cachent le sommet des montagnes.
"On dirait que le jour ne se lèvera pas aujourd'hui!" grommèle le
garde champêtre en remontant le col de sa veste sur ses oreilles.
Alors
qu'ils atteignent enfin la vallée des Merveilles, ils croisent sur leur chemin
une jeune randonneuse qui redescend vers la forêt. Une jolie fille souriante,
aux formes généreuses et tout de blanc vêtue. Elle marche légèrement sur les
pierres pourtant rendues glissante par l'eau qui ruisselle sur le sentier. Ses
souliers semblent à peine effleurer le sol. « Ses vêtements restent secs
malgré la pluie qui ne cesse de tomber ! » observe avec terreur le
garde. Quand elle s'approche, les hommes sont tous profondément troublés. Les
traits de son visage, la forme de son nez, la couleur de ses yeux clairs et de
ses cheveux noirs et bouclés, font qu'elle ressemble étrangement à leur ami le
facteur. Trait pour trait. Avec un large sourire, sans attendre leurs questions,
elle leur indique, un peu plus haut sur les rochers, l'endroit précis où ils
pourront retrouver leur compagnon disparu.
Quand le garde champêtre pénètre enfin dans l'abri
sous roche, il est obligé d'allumer sa lampe frontale tellement il y fait
sombre. Craintivement il progresse à tâtons et trébuche sur une forme molle :
la sacoche du facteur. Elle est vide et soigneusement posée sur le sol. Près
d'un rocher plat sur lequel se détachent, éclairé par un étrange halo de
lumière, ces quelques mots fraîchement gravés sur la pierre:
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